« Les images ont fait le tour du monde : fin 2018, une équipe de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, dirigée par le Français Grégoire Courtine, a réussi à remettre sur pied trois patients paraplégiques grâce à des stimulations électriques de la moelle épinière. Après quelques mois, ils ont retrouvé le contrôle de leurs jambes et ont pu parcourir de courtes distances, aidés de béquilles ou d’un déambulateur. Faire remarcher des paralysés ne serait donc plus un espoir fou ? « La recherche a permis de progresser considérablement dans la compréhension des mécanismes de la marche. Ce qui ouvre de nouvelles possibilités de traitement », explique le neuroscientifique. Car si, au quotidien, mettre un pied devant l’autre paraît d’une simplicité enfantine, c’est en fait le résultat d’un mécanisme complexe, que les scientifiques ont mis près d’un siècle à élucider. »
« L’un des premiers à s’être penché sur la question est le physiologiste français Étienne-Jules Marey. À la fin du XIXe siècle, il met au point un procédé photographique, la chronophotographie, qui permet de prendre en rafale plusieurs photos sur un même cliché. Cette technique rend enfin possible la décomposition du mouvement, alternance de cycles de flexion et d’extension des jambes. À cette époque, on pense que marcher est une activité réflexe : lorsque la jambe part en avant, provoquant l’étirement du muscle fléchisseur de la cuisse, on suppose que le muscle antagoniste réagit automatiquement par une contraction. Et que la même chose se produit au niveau du genou et de la cheville, conduisant à ramener la jambe vers l’arrière. Le phénomène inverse pousse ensuite la jambe vers l’avant et ainsi de suite. »
La marche, un réflexe ?
« En réalité, il n’en est rien, comme le prouvera le chercheur britannique Thomas Graham Brown, au début du XXe siècle. Celui-ci observe qu’un chat peut continuer à marcher même lorsqu’on sectionne les nerfs qui transmettent à la moelle épinière les influx nerveux en provenance des muscles. Autrement dit, la voie des réflexes est coupée, et pourtant l’animal continue d’avancer ! »
« Si la marche n’est pas un réflexe, alors comment nos membres sont-ils pilotés ? La réponse se trouve au cœur de la moelle épinière, qui constitue la principale voie de communication des messages nerveux entre le cerveau et le reste de l’organisme. C’est là que se niche un réseau neuronal, le générateur central de patron moteur (CPG), que le Suédois Sten Grillner est l’un des premiers à décrire dans les années 1980. Ce réseau est composé de deux types de neurones : les interneurones, qui génèrent le signal nerveux rythmant la locomotion (gauche, droite, gauche, droite…), et les motoneurones qui commandent l’action des muscles de la cuisse, du mollet, de la cheville, etc., dans un ordre précis. « Comme dans une voiture, le CPG est le moteur de la marche », explicite Jean-René Cazalets, directeur de l’Institut des neurosciences cognitives et intégratives d’Aquitaine (Incia) et responsable de la plateforme d’étude de la motricité. Une fois lancé, il active les muscles de la jambe selon un schéma qui se répète à chaque pas, de façon régulière. »
« En 1995, Jean-René Cazalets a localisé ce CPG chez le rat. Depuis, de nombreuses données expérimentales confirment l’existence d’un réseau de neurones similaires chez d’autres mammifères. Et tout porte à croire qu’il existe aussi chez l’humain : des études ont montré que des stimulations électriques au niveau lombaire peuvent déclencher une activité de locomotion chez des patients devenus paraplégiques suite à une section accidentelle de moelle épinière. « Depuis une dizaine d’années, plusieurs sortes d’interneurones ont été identifiés, dont certains ont un rôle excitateur et d’autres un rôle inhibiteur pour activer tour à tour les membres gauche et droit, et assurer l’alternance », détaille Frédéric Brocard, directeur de recherche CNRS à l’Institut de neurosciences de la Timone, à Marseille. En 2013, son équipe et lui ont découvert que certains interneurones possèdent une activité « pacemaker », à l’instar des cellules cardiaques capables de produire spontanément un rythme, ce qui pourrait faire d’elles les chefs d’orchestre du rythme locomoteur. »
Que se passe-t-il lorsqu'on rencontre des obstacles lors de la marche ?
« Mais alors, pourrait-on se passer du cerveau pour marcher ? « En théorie, oui ! » admet Jean-René Cazalets. Pour preuve, le canard auquel on coupe la tête et qui continue d’avancer… En réalité, le cerveau reste nécessaire pour envoyer la commande de départ et contrôler le mouvement. Éviter un obstacle, par exemple, nécessite l’intervention du cortex moteur. En revanche, une fois enclenchée, la marche devient automatique et le cerveau se « décharge » de cette activité sur la moelle épinière. Ce système autonome est présent chez l’homme dès la naissance. »
« À peine sorti du ventre, un bébé tenu sous les aisselles se met d’ailleurs à « marcher » automatiquement sur la table à langer. Pourquoi dans ce cas ne savons-nous pas nous déplacer de la sorte dès la naissance, comme le font les petits de certains mammifères ? « Car la marche ne se limite pas à des mécanismes neuronaux, ajoute Jean-René Cazalets. Un bébé n’a pas le tonus musculaire suffisant ! » En effet, marcher nécessite une ossature et une musculature suffisamment développées pour se mettre debout. À chaque pas, ce sont des dizaines d’os, d’articulations et de ligaments qui sont actionnés par nos muscles. »
« Pour mieux comprendre ces interactions, des biomécaniciens étudient nos mouvements grâce à des systèmes de capture très perfectionnés (capteurs corporels et caméras). Combinés à des outils de calcul puissants, ils permettent de modéliser de façon précise les mouvements de chaque segment anatomique, comme les articulations par exemple. »
« Toutes ces recherches débouchent sur de nombreuses applications médicales. C’est grâce à elles, par exemple, que Grégoire Courtine et son équipe ont réussi à faire remarcher des paralysés. En réalité, ce n’est pas la première expérience du genre : en 2011, une équipe américaine avait déjà implanté un système d’électrostimulation chez un paraplégique, qui avait pu se tenir debout et avancer sur un tapis roulant. Mais l’équipe suisse a été plus loin grâce à un protocole innovant, combinant stimulation des terminaisons nerveuses des muscles et entraînement physique intensif. « Pour la première fois, nous avons observé chez nos patients, au terme d’un entraînement de six mois, la capacité d’activer volontairement certains muscles, même en dehors de toute stimulation », souligne Fabien Wagner, un des auteurs de l’étude. Un bénéfice inédit qui laisse espérer une possible reconstruction des terminaisons nerveuses, phénomène constaté sur le rat en 2012. Au-delà du cas des personnes paralysées, la meilleure compréhension des mécanismes de la marche ouvre la porte à de multiples applications. « Notre laboratoire collabore par exemple avec l’hôpital Charles-Foix de l’AP-HP, à Ivry-sur-Seine, pour évaluer la fragilité de personnes âgées, identifier des risques de chute ou détecter certaines maladies grâce au mouvement », explique le biomécanicien Frédéric Marin, enseignant-chercheur au laboratoire de biomécanique et bio-ingénierie de l’université de technologie de Compiègne (Oise). Le freezing, sorte de blocage soudain de la marche, est par exemple l’un des indicateurs de la maladie de Parkinson, une maladie neurologique qui perturbe le contrôle du mouvement. »
La façon de marcher : une histoire personnelle !
« Il nous est tous arrivé de reconnaître quelqu’un de loin, à sa façon de marcher. Et si nous avions chacun notre démarche ? Selon les scientifiques, la façon dont nous coordonnons muscles et articulations serait propre à chacun. « Avec plus de 600 muscles et 360 articulations, nous disposons d’une abondance de solutions pour exécuter nos mouvements, précise François Hug, professeur en sciences du mouvement humain à l’université de Nantes. Ce que nous ne savons pas encore, c’est ce qui pousse un individu à adopter une solution plutôt qu’une autre. » Si les chercheurs tentent encore d’élucider ce mystère, des sociétés privées s’intéressent d’ores et déjà à l’utilisation possible de cette « signature cinématique ». Pourrait-elle servir de moyen d’identification comme l’iris ou les empreintes digitales ? En Chine, la start-up Watrix, spécialisée dans l’intelligence artificielle, a conçu récemment un logiciel de reconnaissance de la démarche, capable d’analyser la façon de se mouvoir sur des images de caméras de surveillance. « Le développement méthodologique est remarquable, mais il faut rester vigilant sur l’utilisation qui en sera faite », souligne François Hug. »
Article écrit par Karine Hendriks et publié ici : source
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